Pour travailler efficacement avec un ado, je m’attache avant tout à le considérer dans la globalité de son histoire, en ne m’arrêtant pas sur ses problèmes du moment.
Par notre passage sur terre, nous contribuons à construire une société en apportant notre pierre à l’édifice commun. L’histoire de chacune et chacun d’entre nous a donc toute son importance dans cette construction de l’Histoire au sens de mise en perspective collective.
Or, notre époque vit dans notre logique du tout, tout de suite, accentuée par un “zapping” et un consumérisme généralisés affectant tous les domaines.
Pris dans ce tourbillon, comment les ados peuvent-ils encore parvenir à se construire sereinement ? Pour peu que leur famille ne leur renvoie pas une image forte avec des repères, un élan, des idées, des espoirs, des projets… la tâche devient impossible et ils perdent pied. Qui pourrait leur en vouloir ?
J’ajouterai que chez nous, autrefois, existaient – comme encore aujourd’hui dans d’autres civilisations – une ritualisation du passage de la puberté à l’âge adulte fournie, par exemple, par le service militaire ou la religion, pour ce qui concerne notre société. Ces repères disparus n’ont pas été remplacés. De ce fait, les jeunes se débrouillent en s’auto-initiant. Apparence vestimentaire, tatouages, voire scarifications, absentéisme scolaire, conduites à risques… sont autant de signes de plus en plus accentués d’un appel à la reconnaissance et souvent perçus comme pathologiques.
Or, en renvoyant systématiquement aux jeunes une mauvais image, la société induit leurs problèmes.
Parallèlement, le concept d’autorité s’est distendu.
Manque de maturité ? Fuite pure et simple de ses responsabilités ? Ou plutôt désir de vouloir bien faire (souvent trop !) ?
Les adultes ne savent plus très bien comment et où se situer par rapport à l’évolution de notre monde. Il n’empêche ! Rien n’oblige les parents d’aujourd’hui à rebrousser chemin dès qu’ils sentent approcher le conflit, au prétexte qu’il ne faut pas traumatiser ces chers petits. Je dirais même “au contraire” ! La discussion, l’argumentation, les prises de position contradictoires sont autant de moments constructifs pour la personnalité, qu’il serait dommageable de fuir.
Les jeunes ont besoin de sentir qu’il y a des limites à ne pas franchir, qu’une autorité est là pour les épauler en faisant fonction de “tuteur“. Ils n’en n’ont que plus de respect pour ceux qui sont capables d’en faire preuve.
Comment en sommes-nous arrivés à cette situation où de trop nombreux parents souffrent d'un véritable sentiment d'impuissance ?
En cinquante ans, toute notre société a changé : les femmes ont conquis le marché du travail, leur indépendance, la possibilité de décider de leur maternité. La place du père a été contestée, les divorces se sont multipliés, entraînant différentes formes de compositions et recompositions familiales. Dans le même temps, on a assisté à une frénésie de consommation dans un monde du tout jetable dominé par les valeurs matérielles et économiques.
Accélération des rythmes de manière générale, recherche du plaisir instantané, quête de l'épanouissement personnel... Le "tout, tout de suite" et son corollaire le "moi d'abord" sont en marche, et ils sont bien difficiles à arrêter...
De ce fait, l’enfant ne relève plus de la conception qu’on en avait hier. Il n’est plus le maillon nécessaire à la survie d’une espèce. D’abord considéré comme son prolongement, il naît du désir d’un couple, à un moment choisi par lui, avant de devenir un individu à part entière.
On le met au monde davantage pour qu’il nous apporte chaleur, affection, fierté… que pour ce qu’on peut lui donner à lui. Certes, tout est tourné vers son bonheur, mais à condition qu’il ne diffère pas de celui de ses parents.
On oublie trop souvent aujourd’hui que, malgré toutes les évolutions possibles et imaginables, cet enfant n’est pas un adulte en miniature, mais il reste toujours un petit d’homme, qui, grâce à l’éducation, doit progressivement grandir et devenir majeur.
L’apprentissage des frustrations fait partie de cette éducation : même tout petit, l’enfant doit apprendre à différer ses désirs, à comprendre qu’il n’aura pas toujours tout ce qu’il veut, quand il le veut. Il lui faut des limites, un cadre dans lequel il pourra s’épanouir. De nombreux parents aujourd’hui refusent le conflit. Ils laissent faire leur chérubin, l’écoutent, le valorisent, lui évitent les contraintes… pourvu qu’il les aime !
Ces parents-là sont restés les enfants de leurs propres parents. Pour savoir dire “non” à ses enfants, il faut être capable de le dire aussi à ses parents.
Or, l’heure n’est plus à la négociation : horaires des repas, du jeu, des devoirs, du bain, du coucher… Pas question de discuter : il faut savoir fixer des normes, des rythmes, les expliquer sans doute, mais surtout faire preuve d’autorité pour les imposer. A l’inverse, si l’on fuit les oppositions et les conflits “pour avoir la paix”, on court à la catastrophe.
Sans compter que, de surcroît, pour compenser leur absence et “l’abandon” de leurs enfants pendant qu’ils sont au travail, les parents “se rachètent” par des cadeaux et gratifications immédiates, s’enclenchant dans un dangereux et irréversible processus d’escalade.
Je suis surpris, souvent touché, de recevoir, émanant de parents de Saviotines et de Saviotins, des courriers dans lesquels ils s’épanchent, voire s’excusent, de n’avoir pas su élever leurs enfants.